Sommaire
- La nourrice, une pratique ancestrale
- Les nourrices des champs pour nourrir les bébés des villes
- Les nourrices sur lieu
- Les critères d’une bonne nourrice
- La nourrice : une domestique pas tout à fait comme les autres
- La pasteurisation met fin à l’allaitement mercenaire
- Le travail des femmes pousse à la garde des enfants
- Des nourrices aux « nounous » actuelles
- Qui garde les enfants au domicile des parents ?
La nourrice, une pratique ancestrale
Le nourrissage des bébés a de tout temps été régulièrement confié à des nourrices. Certaines cultures d’antan ne permettaient pas aux mères de nourrir elles-mêmes leur bébé. Soit cela était jugé bien trop avilissant pour de riches nobles et bourgeois dont la jeune mère devait retrouver au plus vite son rang d’épouse et de notable. Soit le travail ou l’éloignement ne permettait pas aux mères d’élever leurs enfants alors confiés à une parente ou à une nourrice rétribuée. Ou encore, les bébés de filles-mères, souvent abandonnés, étaient confiés par les Œuvres de bienfaisance à des nourrices, le plus souvent à la campagne.
Les nourrices des champs pour nourrir les bébés des villes
Jusqu’au début du 20è siècle, beaucoup de mères n’allaitaient pas leur enfant, laissant ce « travail » à des nourrices dites « mercenaires ». Au 18è et 19è siècle une véritable industrie nourricière fut inventée avec ses recruteurs (recommanderesses), ses transporteurs (meneurs) et ses bureaux de placement. Pour les plus riches habitants des grandes villes comme Paris, la pratique était d’embaucher une nourrice dite sur lieu par le fait qu’elle venait habiter dans la maison, à la différence des nourrices de campagne qui accueillaient les enfants à la ferme. L’embauche de la nourrice sur lieu permettait de garder l’enfant à la maison, en sécurité, au regard d’une mortalité infantile excessive des bébés envoyés à la campagne. Il est vrai que cette mortalité pouvait atteindre les 70% pendant la première année d’existence de ces « petits paris » comme on les appelait, contre moins de 20% sur l’ensemble de la France [1]. D’où le terme de « massacre des nourrissons [2]», utilisé par certains historiens pour décrire cette situation.
Les nourrices sur lieu
Ces nourrices sur lieu étaient recrutées dans des provinces assez pauvres où les jeunes femmes avaient du mal à trouver du travail dans les fermes. La Normandie, la Bretagne et la Bourgogne, particulièrement le Morvan [3] furent les territoires qui fournir le plus de nourrices, sur lieu ou à la campagne. Ces « candidates nourrices » suivaient tout un circuit par lequel elles arrivaient à un bureau de placement, avec leur bébé fraichement né dans les bras. Pour être nourrice, il fallait remplir plusieurs critères. Le premier étant bien entendu d’avoir eu un bébé et de n’être ni trop jeune, ni trop âgée, afin d’avoir un lait bien fourni mais non gâté. Une fois la nourrice choisie par les parents (par le père le plus souvent car la mère, jeune accouchée, restait à la maison), elle devait abandonner son propre enfant. Il n’était pas question de nourrir deux enfants en même temps, celui de « l’employeur » avait l’exclusivité. Le bébé de la nourrice était donc renvoyé dans la campagne, auprès d’une autre nourrice…
Les critères d’une bonne nourrice
D’autres critères, comme celui de la bonne moralité attestée par le curé de la paroisse d’origine (il fallait notamment être mariée), ou celui de la bonne santé constatée par les médecins officiant dans les bureaux de placement (examen du lait, de l’enfant de la nourrice et de la nourrice elle-même), venaient s’ajouter à certains autres critères bien moins officiels. Par exemple il était recommandé de prendre une nourrice brune dont le lait était censé transmettre plus de vigueur que celui des blondes alors que les rousses étaient à éviter formellement car elles étaient considérées comme dégageant une odeur repoussante pour l’enfant avec un lait leur donnant la diarrhée. Par ailleurs il était recommandé de ne pas avoir une nourrice trop laide afin de ne pas heurter le regard de la mère et de son entourage social, mais elle ne devait pas être trop jolie non plus afin de ne pas entrer en concurrence avec la mère… Mais notons ici que ce sont les pères qui choisissaient les nourrices !
La nourrice : une domestique pas tout à fait comme les autres
Une fois choisie, la nourrice faisait partie du personnel domestique de l’époque, ce qu’aujourd’hui nous appelons les salariés des particuliers employeurs. Elle s’installait dans la maison, généralement dans la chambre du bébé, et, parmi l’ensemble des domestiques, elle occupait une place enviée car elle était bien logée, bien habillée en costume de nourrice et bien nourrie. Pour autant, sa vie « professionnelle » est celle d’une recluse sous surveillance constante, n’ayant pas l’autorisation de voir son mari ni ses enfants.
Ce sont trois années pendant lesquelles elle est exploitée pour son lait et est considérée comme une inférieure assez proche de la vache laitière [4]. Ce qui fit dire à Adolphe Pinard, défenseur de l’allaitement par la mère : « La nourrice mercenaire est un reste de l’époque barbare et l’un des derniers vestiges de l’esclavage.[5] » En effet, la nourrice était à cette époque un signe extérieur de bourgeoisie et de richesse. La mère, soulagée des contraintes de sa maternité qu’elle a transférées à la nourrice, peut poursuivre ses obligations mondaines, conserver sa dignité et son apparence physique et poursuivre sa vie conjugale. Et ce pour un investissement moindre, puisque la misère et la nécessité contraignaient d’autres femmes à vendre une partie de leur corps pour survivre. A la fin de leur office, lorsque l’enfant avait grandi, les nourrices étaient le plus souvent renvoyées pour qu’il ne s’attache pas trop à elles. Elles retrouvaient alors la misère et les travaux de leur campagne, mais rapportaient aussi de l’argent qui servaient à améliorer la vie de leur famille et à construire une partie de la maison. Ainsi dans le Morvan, on trouve encore des maisons dites « de lait » car elles ont été érigées petit à petit après chaque mission de nourrissage à Paris.
La pasteurisation met fin à l’allaitement mercenaire
La généralisation de l’emploi du biberon a mis fin à la pratique des nourrices sur lieu. Ou plus exactement c’est la pasteurisation du lait qui en a donné la possibilité, car le biberon, connu et employé depuis longtemps, avait la caractéristique d’être très meurtrier avant l’invention par Pasteur d’un procédé de chauffage du lait permettant d’en tuer les microbes. Ainsi, l’industrie des nourrices, celles qui nourrissent les bébés, décline régulièrement jusqu’au début du 20è siècle. Pendant un temps les mères vont être assignées à l’élevage de leurs enfants avec pour norme principale celle la mère au foyer, éducatrice de ses enfants.
Le travail des femmes pousse à la garde des enfants
Puis la révolution sociale des années 1970 va de nouveau bousculer la donne et les femmes vont revendiquer leur autonomie et donc la possibilité de travailler à l’extérieur. Les anciennes nourrices se transforment alors en gardiennes d’enfants, puis, d’un côté en assistantes maternelles pour celles recevant les enfants en journée à leur domicile et en gardes d’enfants pour celles qui sont employées au domicile des parents. Un nouveau marché nait petit à petit : celui de la garde des jeunes enfants, avec un paysage plus varié dans lequel les crèches, réservées autrefois aux familles pauvres et ouvrières, s’invitent de plus en plus comme possibilité pour les parents des classes sociales supérieures.
Des nourrices aux « nounous » actuelles
Aujourd’hui les anciens bureaux de placement sont remplacés par des agences de garde d’enfants. Les employées placées au domicile des familles sont devenues des intervenantes, des baby-sitters ou tout simplement des « nounous », terme enfantin issu du passé mais toujours actif dans l’inconscient collectif. Là encore il s’agit de trouver des femmes (très rarement des hommes) qui, moyennant salaire, viennent s’occuper des petits en l’absence de leurs parents. Cela est le plus souvent pour quelques heures, à la sortie de la crèche ou de l’école pour tout un chacun, ou toute la journée pour les familles les plus fortunées. Car comme avant, ce service reste réservé à une certaine catégorie de la population, celle capable de payer un salaire qui, même s’il reste modeste pour la personne qui le reçoit, est bien plus important pour l’entreprise ou le particulier qui le verse ! Ce qui ne varie donc pas c’est la répartition sociale des fonctions : les femmes les plus pauvres s’occupent toujours des enfants des femmes les plus riches.
Qui garde les enfants au domicile des parents ?
Le fait qu’une classe sociale se nourrissait de la substance physique d’une autre classe sociale a laissé place à une population en difficulté sociale qui éduque les enfants d’une population plus aisée. La situation dissymétrique des nourrices du 19ème siècle est aujourd’hui reproduite dans les pratiques de la garde à domicile des grandes villes avec l’engagement de femmes ayant un faible bagage scolaire, pauvres ou migrantes, originaires de pays encore plus pauvres [6] et qui parfois laissent leurs propres enfants au pays pour s’occuper de ceux d’une bourgeoisie branchée et active. Les agences de garde à domicile trient, recrutent, forment, et accompagnent ces professionnelles dont la vocation n’est pas toujours d’en faire un métier pérenne mais suffisamment nourricier, pour un temps ou en complément d’autre chose. C’est la nécessité qui fait foi, comme au 19è siècle. Mais à l’heure de l’importance du développement personnel, de l’hyper sécurité et des neurosciences, la formation des gardes à domicile est aussi devenue un enjeu de sélection pour les parents-clients comme pour les agences de placement. De ce fait la qualité recherchée n’est plus celle du lait de la nourrice, mais celle de la valeur ajoutée de l’intervenant (e), au niveau éducatif. Les agences de placement s’emploient donc à professionnaliser leur personnel d’intervention auprès des jeunes enfants en leur faisant suivre des formations de type accompagnant éducatif petite enfance.